Le 13 mars, dans l’objectif de faciliter les prélèvements d’organes sur les sujets décédés, les députés Jean-Louis Touraine et Michèle Delaunay ont déposé un amendement dans le cadre de la loi de santé actuellement en discussion au parlement. Cet amendement prévoyait de supprimer l’obligation pour les équipes de prélèvement de vérifier auprès des proches du défunt que celui-ci n’avait pas émis d’opposition au prélèvement de son vivant, la remplaçant par une simple obligation d’information de la famille. L’argumentaire employé était le suivant : « Il convient […] d’imposer le respect de la seule volonté de chaque sujet adulte, à l’instar de la philosophie qui gouverne les droits du patient, qui garantit à chacun le droit à disposer de son corps ou qui assure le respect des dispositions testamentaires de chaque personne décédée. Il doit en être de même pour le choix ou le refus de donner ses organes ».
S’il avait été adopté tel quel, il aurait consacré le registre national des refus de prélèvements, dont la consultation est obligatoire avant tout prélèvement, comme seul et unique moyen d’opposition. Alors qu’il avait été accepté par la Commission des affaires sociales de l’Assemblée Nationale, cet amendement a finalement été retiré à la suite d’une controverse assez confuse, notamment dans la presse et sur les réseaux sociaux, puis son contenu a été réintroduit dans la loi, assorti d’une mention indiquant que le Conseil d’Etat était chargé d’organiser d’autres modes de refus que l’inscription au registre national.
Etat antérieur du droit
Dans l’état actuel du droit, le procès-verbal de décès conforme à l'article R. 123-3 du Code de la santé publique prévoit deux situations permettant le prélèvement d'organes : (1) la mort cardiaque : arrêt cardiaque persistant et absence totale de conscience et d'activité motrice spontanée et abolition de tous les réflexes du tronc cérébral et absence totale de ventilation spontanée et (2) la mort cérébrale : absence totale de conscience et d'activité motrice spontanée et abolition de tous les réflexes du tronc cérébral et absence totale de ventilation spontanée avec un EEG plat ou une angiographie cérébrale nulle chez une personne à cœur battant en ventilation mécanique. Depuis la loi du 22 décembre 1976, dite loi Caillavet, tous les sujets décédés selon ces critères sont présumés donneurs d’organes, sauf s’ils s’y sont opposés de leur vivant. Ce principe a ensuite été renforcé par la loi n° 2011-814 du 6 août 2004 relative à la bioéthique qui a élevé le don d’organe au rang de « priorité nationale ». Tout se passe donc comme si, au nom du bien commun, la société avait reconnu le principe de respect de l’intégrité des cadavres devait s’effacer devant l’utilité des greffes, sauf en cas de volonté contraire exprimée du vivant du sujet. Il s’agit donc là d’une construction relevant d’une éthique collective, utilitariste au sens premier du terme, c’est-à-dire visant le plus grand bien du plus grand nombre. D’un point de vue social, le cas général est le prélèvement d’organe, le cas particulier est son refus par convenance ou conviction personnelle. D’un point de vue juridique, il est donc plus exact de parler de présomption de non-opposition que de consentement présumé. La modification de la loi de bioéthique du 7 juillet 2011 n’a pas remis en cause ce principe. Après la signature du certificat de décès, l'équipe de coordination hospitalière du prélèvement doit rechercher une opposition préalable en consultant le registre des oppositions accessible auprès de l’Agence de Biomédecine, et, « par tout moyen », auprès des proches (article L 1232-1 du Code de la santé publique). C’est cette vérification auprès des proches qui a été supprimée par le texte voté par l’Assemblée nationale.
Pourra-t-on faire sans les proches ?
En première analyse, cette évolution semble avoir l’avantage de mettre le droit en cohérence avec lui-même. Elle semble protéger les proches en leur évitant la réponse à une question que la loi ne leur pose pas, les déchargeant d’une responsabilité qui ne leur est, en principe, pas reconnue. Mais peut-on se passer pour autant de la famille et des proches, alors que la France a choisi la présomption de non-opposition (abusivement appelée « consentement présumé ») et non le consentement explicite ? En effet, quand on ne connait pas la position antérieure d'une personne décédée, la non inscription sur le registre des refus peut recouvrir de manière aléatoire une ignorance l’existence de cette possibilité de refus, une indifférence vis à vis de la problématique des greffes, une opposition à l’inscription dans un fichier, ou un réel consentement. C’est la grande faiblesse éthique de la présomption de non-opposition. Le choix de ce système provoque le glissement mécanique d’une éthique collective, qui s’appliquait au sujet maintenant décédé en tant qu’il était un citoyen (à qui on reconnaissait la liberté de refuser par avance le prélèvement), vers une éthique individuelle qui repose sur les proches en charge du respect de sa dépouille (c’est-à-dire qu’elle est subordonnée à leurs vertus ou à leur conscience morale). Le système ne permet ni de dédouaner les proches de leur responsabilité de fait, ni de les impliquer totalement dans un acte généreux. D'ailleurs, l’Agence de biomédecine a bien perçu la faiblesse du système actuel sur ce plan. Ses campagnes en faveur du prélèvement d’organe sont axées depuis plusieurs années sur la promotion d’une expression anticipée de chacun, dans un but de soulagement des proches. Force est de constater que le registre national des oppositions qui contient moins de 100 000 fiches de refus anticipé ne constitue pas un outil d’expression effectif.
Les réactions ont été partagées dans le milieu associatif des malades en attente de greffons. Jean-Pierre Scotti, le Président de la fondation greffe de vie qui milite pour une modification de la loi s’en est réjoui et a déclaré : « Cet amendement est capital, il va permettre de sauver des centaines de vies ». A l’inverse, l'association de malades et greffés du rein Renaloo, s’est inquiétée d’une éventuelle vague de défiance en réaction à cet amendement. Les autorités catholiques et juives ont exprimé de grandes réserves, contrairement aux musulmans et aux protestants. Plusieurs organisations professionnelles ont souligné l’impossibilité de se passer d’un dialogue avec les proches. La Société Française de Médecine des Prélèvements d'Organes et Tissus (SFMPOT) et l'Association Française des Coordinateurs Hospitaliers (AFCH) ont mis en place une pétition contre cet amendement. La société française d’anesthésie et de réanimation et la société française de médecine d’urgence l’ont déclaré inopportun. Enfin, la société française de transplantation a souligné le risque de diminution du don d’organe et prôné la « méthode douce », reposant sur le dialogue avec la famille.
Dans la pratique, il est indéniable que la vérification auprès des proches prend place dans un moment d’émotion intense, où viennent se télescoper l’annonce d’un décès par le médecin en charge du patient et les explications de la procédure par les membres de l’équipe de prélèvement. Quand les proches sont consultés pour savoir si le défunt s’était opposé au prélèvement d’organes de son vivant et qu’ils ne s’y opposent pas pour des raisons de principe, il arrive bien souvent qu'ils croient devoir donner (ou refuser) une autorisation en son nom. Ils cherchent alors à imaginer ce que le sujet aurait voulu pour lui, se chargeant de répondre à une question que la société n’avait pas prévu de leur poser. Tout se passe en réalité comme si les proches qui acceptent donnaient un consentement explicite au nom du défunt ; le prélèvement d’organes devenant un don de la famille, considéré comme une bonne action parce qu'il rend possible un ultime acte de générosité posthume du défunt. A l’inverse, dans l’ignorance de la volonté du défunt, il peut également arriver que le refus « par précaution » apparaisse comme la seule réponse possible, puisqu’il est conforme au principe du respect de l’intégrité des cadavres, protégée par l’article 225-17 du Code pénal et à l’expression « rendre le cadavre à la famille ». Les proches qui refusent prennent alors le risque d’être regardés comme des pingres, incapables de générosité, ou des arriérés qui ne comprennent rien à la mort.
Par humanité dans des conditions de décès presque toujours inattendues, mais sans doute aussi parfois par simple pragmatisme, les équipes de prélèvement ne vont jamais à l’encontre d’une décision négative prise par les proches. C’est sur leur seul tact que repose le contournement des deux écueils majeurs que sont la culpabilisation des familles qui refusent et la glorification sacrificielle de celles qui acceptent. Le prix à payer est un de taux de refus allant de 35 à 40%, selon les régions, taux qui ne semble pas en contradiction si flagrante qu'on veut bien le dire avec les données issues des enquêtes d’opinion faisant état d’un pourcentage de 60 à 80% des sondés favorables au prélèvement de leurs organes après leur mort. S’il y a une diminution des refus, elle passera par une modification de la perception du prélèvement d’organe dans la société et non par des prélèvements imposés. L'évolution législative modifiera-t-elle cette perception dans le sens de l'acceptation ? Rien n'est moins certain ; un effet contraire aux espérances du législateur n’est pas à exclure.
Des équipes soignantes abandonnées par la législation ?
Cette évolution législative risque de placer les équipes soignantes et les équipes de prélèvement entre le marteau et l’enclume. Le voudraient-elles, on voit mal comment les équipes de prélèvement pourraient passer outre un refus formulé par les proches, au moment où la mise en œuvre du prélèvement leur sera annoncée.
C’est grâce aux équipes soignantes et aux équipes de coordination que le prélèvement d’organes peut prendre un sens éthique, au présent, dans un dialogue avec les proches. C’est une éthique de situation, qui vient en contrepoint de l’éthique collective officielle. C’est, certes, un « bricolage », mais c’est sans doute mieux que pas d’éthique du tout. Jusque-là, ce rôle capital sur le plan de l’éthique se trouvait favorisé par la législation qui imposait la recherche d’une opposition auprès de la famille. Maintenant, en cas de refus formel de la famille, c’est elles qui se trouveront en situation de dilemme, entre l’obligation de faire respecter la loi et le devoir éthique de dialoguer avec la famille pour donner un sens aux actes proposés. Une fois l’information donnée, quelles seront les ressources dont elles disposeront pour éviter une discussion juridique désincarnée et théorique ? Les législateurs interrogés par la presse se veulent rassurants. Il semble bien entendu qu’on ne prélèvera pas en cas d’opposition de la famille. Mais est-ce aux équipes de terrain d’en être les seules garantes et d’en porter seules la responsabilité ?
Conclusion
Sur le plan éthique, tout militerait pour l’adoption d’un système de consentement explicite, y compris l’argumentaire des parlementaires à l’origine de l’amendement puisqu’il repose sur le respect de la volonté du sujet et le droit de disposer de son corps. En réalité, on se heurte à un impératif de rentabilité : il est établi que les pays ayant adopté un système de consentement explicite ont un taux de prélèvement par million d’habitant bien plus faible que ceux qui ont adopté la présomption de non-opposition. Ce système semble donc peu compatible avec le statut de priorité nationale qui a été donné au don d’organe.
Sous le régime de la présomption de non-opposition, il ne peut y avoir d’automaticité du prélèvement d’organes autrement que théorique. L’augmentation des prélèvements ne se fera pas sans un changement de leur perception par l'opinion publique. Sur ce plan, il n’est pas certain que l’évolution législative ait les effets escomptés par le législateur, elle pourrait même avoir les effets inverses.
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Page mise à jour le : 23/10/2024 (14h43)
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